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40 jours en avril
26 octobre 2017

C'EST GRAVE, DOCTEUR ? (1)

Dans une autre vie, j’étais instit

 

Un simple instit de base dans un quartier défavorisé de Chambéry. Par vocation. Je suis entré dans la carrière porté par la conviction que j’avais une mission à assurer. Près de quarante ans plus tard, j’ai la preuve que je ne me suis pas trompé. J’ai gardé le cap contre vents et marées. Malgré les propositions de mes supérieurs. On me voyait directeur d’école... Hors de question, mon boulot, c’était face aux gamins, un point c’est tout. La solution la plus difficile, sans conteste. J’ai toujours pensé que travailler à la base, à plein temps dans une classe, bien que ce soit bien souvent ingrat et toujours fatigant, était de loin la plus valorisante mission à mes yeux.

Les années ont passé sans que je me pose la moindre question concernant mon devenir professionnel. J’irais jusqu’à l’âge de la retraite dans ma classe préférée, là-haut au deuxième étage, à gauche en sortant des escaliers, au fond du couloir. Pas loin des toilettes… Une classe que j’ai squattée plus de vingt ans, que j’ai progressivement aménagée à ma main. Les grands de CM2 constituaient le groupe idéal. Pas encore l’âge ingrat du collège. Plus des bébés non plus. Bon, de temps en temps, on me refilait un groupe de CM1 en prime. Je gérais sans retenue. Un plaisir, ces jeunes en construction, d’autant que la plupart était accessible à l’humour. Signe d’intelligence. Dans cette classe, on pouvait discuter, argumenter, construire une réflexion.

Il n’est pas dans mon intention de raconter ici ma vie d’instit, les projets dans lesquels je me lançais à corps perdu avec mes jeunes ouailles, ma pédagogie. Trop à dire. Et pas forcément à-propos. Ceux qui me connaissent savent l’implication qui était mienne dans ma vie professionnelle. Mes proches, mes amis. Même les jaloux qui ne font jamais rien et n’acceptent pas que d’autres soient des bêtes de boulot. J’en étais une. Bourreau de travail devant l’Éternel. Comme je le disais encore il y a peu, mon métier phagocytait grosso modo quatre-vingt-dix pour cent de mon existence. Cela peut paraître énorme. Certes. Pourtant, entre les heures passées à l’école, les préparations, les corrections et l’obsédant besoin de réactualisation et de documentation, notamment durant nos voyages, en vacances, il valait mieux ne pas comptabiliser les heures dédiées à l’école.

 

La fatigue était omniprésente dans ma vie professionnelle. Incontournable. Quand on passe ses journées devant des élèves en difficulté, il s’agit de capter puis de conserver leur attention le plus longtemps possible. Devant eux, chaque jour, je me livrais à un jeu continuel d’acteur de théâtre. La classe, c’était ma scène et eux, mon public. Éclats de voix, mouvements de bras, jeux de mains, allers-retours au tableau ou le long des travées, silences subits, grands rires, quelques tirades parfois, petits apartés, traits d’humour, tout était bon pour entretenir ou ranimer la soif d’apprendre de mes jeunes. Bonjour l’énergie nécessaire !

C’est au début de chaque période de congés scolaires que je payais cher ces débauches d’énergie. Un contrecoup particulièrement dur. Une vague de fatigue m’envahissait alors. Ne plus me rendre au travail me procurait une sensation particulièrement désagréable : je ne sers à rien ! J’avais beau tenter de me convaincre du contraire, nouvelles vacances rimaient avec malaise. C’était systématique. Pire encore, les deux premières semaines des congés d’été, quand en prime je quittais définitivement mon groupe d’élèves qui partait alors au collège. Mais ça, c’est une autre histoire…

Pour les vacances de la fin de l’année 2011, nous sommes partis à Gap passer les fêtes en famille. Une tradition, histoire de nous réunir une fois de plus autour de succulents plats et moult gourmandises. Cet hiver-là, je ne me suis pas senti plus fatigué que de coutume. Seule maman, pour me l’avoir maintes fois répété par la suite, ne me trouvait pas en forme du tout, atone dans mon coin… Pourtant, difficile de comparer avec les congés précédents. J’avais mis en route, en début d’année scolaire, quelques projets gourmands en énergie et en heures de préparation : pourtant, rien de plus qu'à l’accoutumée. Quant à ma classe, elle comptait autant de cas difficiles que les années précédentes, pas de quoi fouetter un chat.

 

Quelques jours de vacances pas très banals

 

Janvier, février 2012 ont passé sans que rien ne me laisse présager des épreuves à venir. À fond dans mes travaux, je me concentrais sur ma tâche. Comme d’habitude. Puis sont arrivés les vacances d’hiver. À cette époque, Julien, mon fils aîné venait de déménager. Nous avons décidé de le rejoindre à Toulouse pour quelques jours afin de l’aider à s’installer et faire quelques emplettes, en compagnie de Clément, un de mes jumeaux, Arnaud étant au travail à ce moment-là. Lors du voyage – il faut compter six heures – rien à signaler, si ce n’est une petite inquiétude due à de précédentes chutes de neige. Alors que nous découvrions son nouveau chez-lui, j’ai commencé à ressentir une lourde fatigue qui s’installait. Le trajet, m’imaginais-je alors. Les heures ont passé, rien ne s’arrangeait, je me sentais submergé. Impossible d’aller faire les magasins avec eux. Jacqueline, mon épouse m’a fait remarquer que j’avais une mine de papier mâché. Après trois jours au point mort, j’ai tout de même trouvé l’énergie nécessaire pour conduire au voyage retour.

Il me restait encore un peu plus d’une semaine de vacances quand nous sommes rentrés à la maison. Aucune inquiétude particulière. Je mettais cet épisode étrange sur le compte d’une fatigue naturelle, d’autant que l’hiver n’est pas la saison idéale pour disposer d’une forme olympique. Je me suis alors senti un peu mieux.

 

À la fin de la seconde semaine de congés, j’ai subi une importante prise de sang au laboratoire d’analyses. En effet, depuis qu’il avait repéré mon diabète naissant, mon médecin traitant, le docteur De Cornulier, me prescrivait un bilan sanguin complet chaque année. C’était un jeudi matin. Dans l’après-midi, les résultats sont arrivés à son cabinet. Le téléphone a sonné : « Monsieur Clariond, comment vous sentez-vous ? m’a-t-il demandé, d’une voix que je devinais très inquiète. Avez-vous de la fièvre ? Passez me voir demain matin sans faute ! »

Après une fin de journée angoissante et une pénible nuit blanche, je me suis rendu en consultation le lendemain à l’ouverture du cabinet. Depuis la veille, nous avions tourné et retourné le problème, mon épouse et moi-même, sans réponse. Tout était possible… Et pourtant, comment aurais-je pu me douter de ce qui m’attendait ? Il m’accueillit, l’air sombre, me fit entrer dans son bureau et, de but en blanc, m’annonça : « Vos résultats sont très mauvais. Vos taux en globules ainsi qu’en plaquettes sont largement au-dessous de la moyenne. » Il m’a alors mis en garde : risque d’infection, risque d’hémorragie… Dans l’attente de nouvelles analyses, je devais me montrer particulièrement prudent. Il a joint une hématologue, le docteur Hacini, à l’hôpital de Chambéry, afin de lui demander la conduite à tenir. « Il vous faudra faire un nouveau bilan sanguin mardi. » Comme pour le précédent, j’ai reçu un coup de fil dès que mon médecin a pris connaissance des résultats. Retour à son cabinet le lendemain matin. « Je vous prescris une échographie abdominale, une radio des poumons et une nouvelle prise de sang pour la semaine prochaine. Vous vous rendrez aussi à l’hôpital pour y subir un myélogramme – un prélèvement de moelle osseuse – à la demande de l’hématologue. »

 

Derniers tours de roue pédagogiques

 

Entre temps, j’avais repris le boulot. Pas facile à vivre, cette période. J’avais du mal à me concentrer en classe, je me sentais très mal à la maison. Je savais qu’il me faudrait m’armer de patience car un délai assez long était à prévoir avant que le prélèvement soit analysé. Les premiers examens, abdominal et pulmonaire, n’ont rien donné. La nouvelle prise de sang confirma une troisième fois l’anomalie. Le mercredi suivant, j’ai découvert avec beaucoup d’appréhension le myélogramme qui, à l’hôpital de Chambéry, se pratique au niveau du sternum. Après une anesthésie locale, on perce l’os à l’aide d’un trocart afin d’atteindre la moelle osseuse et la prélever par aspiration. Pas douloureux à proprement parler, mais terriblement désagréable, d’autant qu’on suit toutes les manipulations de visu.

La mi-mars approchait. Je me sentais à nouveau très fatigué. Cela faisait trois semaines que mon premier bilan sanguin s’était avéré désastreux. C’était un vendredi après-midi, j’étais parti avec mes élèves passer une journée à la neige en Tarentaise. Une magnifique journée bien que je ne me sente pas au top de la forme, loin de là. Mon portable dans la poche, branché… Vers midi, à l’heure du casse-croûte, le vibreur m’avertit d’un appel. C’était mon médecin. « Puis-je vous voir demain matin, de préférence avec votre épouse ? » J’ai aussitôt appelé ma femme pour lui demander de prendre sa matinée. Une chose était claire pour moi : ce devait être grave, s’il demandait la présence du couple. Je ne m’étais hélas pas trompé.

 

Je nous revois comme si c’était hier, installés face au médecin, angoissés. Lui, l’air encore plus grave que la première fois, cherchant ses mots pour entamer son propos, presque gêné, pesant chaque mot. « Grâce au bilan de votre myélogramme et des analyses de sang supplémentaires, le docteur Hacini a diagnostiqué votre maladie : il s’agit d’une AREB, c’est-à-dire d’une anémie réfractaire avec excès de blastes… » Des termes barbares que j’ai pourtant très vite assimilés et qui ont commencé à faire partie de ma vie dès cet instant. « Je ne vous cache pas que c’est une maladie gravissime. L’issue peut être fatale. Une seule et unique façon de la combattre : la greffe de moelle osseuse. Aucun traitement médicamenteux ne peut rien y faire, c’est pour cela qu’on la dit réfractaire. Vous avez rendez-vous avec ma consœur hématologue à la mi-avril. Elle vous expliquera tout mieux que moi, c’est sa spécialité. »

La consultation ne s’est pas arrêtée là. Je sentais le médecin de plus en plus gêné. Il regardait souvent ma femme, comme s’il quémandait une aide de sa part. « Vous allez devoir arrêter le travail immédiatement. Il faudra avertir votre administration qu’il s’agira d’un très long congé, probablement plusieurs années. Vous ne pourrez reprendre une activité professionnelle qu’après la greffe... Nous en avons parlé avec ma consœur : étant donné votre sérieuse carence en globules blancs, les enfants constituent dorénavant un réel danger pour vous. Vous ne pouvez plus enseigner. De plus, une importante fatigue va s’installer peu à peu… » La messe était dite. J’ai tout pris dans la figure, à la manière d’un violent uppercut. J’ai alors compris pourquoi la présence de mon épouse était essentielle : seul, le médecin n’aurait jamais pu me convaincre de m’arrêter. En insistant, j’ai tout de même réussi à obtenir deux jours de sursis avec mes élèves, le lundi et mardi suivant, histoire de préparer la fin d’année pour mon remplaçant et de prendre le temps de leur dire au-revoir. Alors que nous  quittions son cabinet médical, le médecin m’a chaleureusement serré la main : « Bon courage, monsieur Clariond. Vous allez en avoir besoin… »

 

Adieu veaux, vaches, cochons, couvées, élèves, école

 

C’est ainsi que le 20 mars 2012, vers 17 h, j’ai franchi pour la dernière fois le portail de mon école. Avec un nœud au creux de la gorge, gros comme un cartable. Des larmes plein les yeux. Mes deux dernières journées venaient de se terminer, la sonnerie stridente me le rappelait. Deux dernières journées… Dans l’établissement, c’était un peu le bazar, le directeur était en arrêt : problèmes en cascade, qui ne me concernaient pas, qui ne me concernaient plus, collègues un peu perdus me demandant de gérer alors que je tentais de m’imprégner de ces dernières heures passées dans ma classe, avec mes élèves. Deux dernières journées un peu gâchis. Si ce n’est cette surprise de trouver sur le parking deux collègues de la maternelle venues me souhaiter bon courage pour la suite. Émotion, quand tu nous tiens…

Mes premières journées de congé maladie furent particulièrement indigestes. Moi qui venais au boulot même quand j’étais fiévreux, malade, je me retrouvais sur la touche, à l’écart, condamné à attendre. Très vite, j’ai culpabilisé. Pourtant, j’avais pris soin de préparer méticuleusement la classe jusqu’à fin juin. Un véritable mode d’emploi, avec liste des leçons, exercices à prévoir, pages du manuel à lire, et ce dans toutes les matières. Le hic : j’ai appris assez tôt que la remplaçante que j’avais rencontrée pendant plus d’une heure le dernier jour, à qui j’avais remis classeur de préparation, clé USB pour compléter et clés de l’école, cette fameuse remplaçante est venue travailler le jeudi, le vendredi et s’est fait porter pâle dès le lundi suivant. Pour ne jamais revenir. Conservant tous les documents. Tout ça pour ça.

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Commentaires
D
Toi si discret, je me souviens de tes confidences sur ton état de santé sous le préau de l'école. Je n'osais imaginer le pire mais mes paroles optimistes ne suffiraient pas à changer la réalité.
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D
Un "simple instit"...non un excellent instit, passionné et collègue précieux.
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40 jours en avril
  • Quand la maladie s'installe, une bataille implacable commence. Cinq années après le diagnostic, j'ai décidé de raconter mon combat. J'émets le vœu que ce témoignage aide des patients en attente de greffe de moelle osseuse.
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