C'EST GRAVE, DOCTEUR ? (3)
Poche après poche, pour rester en vie
Ce qui était amusant, dans notre centre hospitalier en pleine reconstruction, c’était que le secteur hématologie qui s’occupait des transfusions se trouvait à l’époque au deuxième étage de l’Éveillon, la toute nouvelle maternité !
J’ai vite pris l’habitude de ces journées très routinières. J’arrivais le matin vers huit heures, on m’attribuait un lit dans une chambre double puis une aide-soignante vérifiait mes constantes et mon poids. Un peu plus tard, une infirmière m’installait un cathéter puis prélevait du sang destiné à établir sa carte d’identité nécessaire. Ils appelaient ça les RAI (lire rail). Là commençait une longue attente, l’EFS préparant alors les poches d’hémoglobine. Je sortais un bouquin ou des mots croisés. Chaque chambre disposant d’une large baie vitrée, je pouvais aussi suivre les travaux du nouvel hôpital… Parfois, je discutais avec le patient qui occupait la seconde couchette. En fin de matinée, c’était la visite de l’hématologue de service – j’en ai rencontré trois durant mes nombreuses transfusions, également attentionnés et humains. L’un d’entre eux, le docteur Pica, m’avait confié son numéro personnel de portable : « Vous m’appelez quand vous voulez si vous vous posez des questions ! »
Vers midi, pendant le déjeuner toujours convenable, n’en déplaise aux éternels grincheux – on se demande ce qu’ils mangent chez eux – arrivaient les poches tant espérées. Ces dernières provenaient parfois de Grenoble car elles nécessitaient une irradiation préalable. Il fallait compter trois-quarts d’heure pour en passer une. En général, j’en avais deux mais il est arrivé que l’on m’en distille trois. Sans compter la petite réserve de Lasilix, le produit « Va faire pipi toutes les 10 minutes » que j’ai retrouvé en greffe, à mon grand dam. Se déplacer aux toilettes avec le pied à perfusion n’était pas des plus pratiques.
Je sortais du service vers seize heures, ragaillardi par cette hémoglobine toute fraîche qui coulait dans mes veines, la paume des mains écarlate. Il m’est arrivé de rentrer à la maison à pied, à plus de deux kilomètres, tant ce « plein » me faisait du bien.
Des mots, toujours des mots
J’ai retrouvé quelques traces écrites sur des feuillets de cette interminable période de doute, de cette attente insupportable et que, pourtant, j’ai supporté.
« Faites vos jeux ».
Mi-juillet 2012
« Malgré ma prise de conscience précédente, je n’ai toujours rien écrit. Et pourtant… Bon, je m’y mets.
Difficile de se remettre au clavier après quatre mois passés à vivoter, à regarder le temps passer. Des journées ternes, mornes, sans relief, sans saveur, sans odeur. Des journées hors du temps.
Dès que j’ai été informé de la longueur de mon arrêt de travail, j’ai pensé que je pourrais en profiter pour écrire, lire et me gaver de mots croisés. C’était compter sans une inextinguible fatigue qui me vampirise.
Être arrêté plusieurs mois, c’est donner libre cours à de sempiternelles pensées qui défilent à vitesse supersonique. Impossible de se fixer sur l’une d’entre elles, les autres affluent, se poussent, se pressent et le courant ainsi formé emporte tout sur son passage.
Au bout de quelques semaines, je me suis aperçu que certains atouts qui faisaient de moi le professionnel que je suis disparaissaient subrepticement. Ma capacité à me concentrer s’est étiolé comme peau de chagrin, mon attention est devenue légère, légère. Il m’arrive souvent de me comparer à un enfant de classe maternelle qu’il ne faut jamais occuper à la même tâche plus de quinze minutes sous peine de le voir saturer.
Pour l’instant, je n’ai pas encore employé, en mon for intérieur, le mot déchéance. Pourtant, il se pourrait bien que ça change au cours des mois à venir.
On s’occupe très bien de moi sur le plan médical. Je suis entouré de praticiens sympathiques, attentionnés, éminemment humains. Je n’ai pas l’habitude d’un tel traitement. J’en suis fort aise mais j’ai quand-même tendance, je ne changerai jamais, à en être très gêné.
Étrange, ce congé qui s’éternise sans traitement, ou presque. Une longue attente qui a le chic pour me rendre mal à l’aise. Culpabilisation.
Les vacances scolaires sont là. Je me sens de moins en moins concerné. Les réalités de ma profession s’éloignent de mon quotidien, bien que j’aie pris un coup terrible au moral le dernier jour de classe, n’étant pas là pour souhaiter à mes élèves une bonne route au collège.
À quoi bon pleurnicher ? Je n’y puis rien. Un bête mécanisme naturellement huilé à la perfection s’est mis à agir en dépit du bon sens, quelque part au plus profond de mes os. Quatre lettres : A.R.E.B. ! Mon existence, que dis-je, mon avenir, ma destinée sont à présent liés à ces quatre lettres.
Je ne suis pas à plaindre. Je ne ressens pas la moindre douleur. Aucune souffrance physique. »
Début août 2012
« Nous sommes partis deux semaines en « vacances ». Des guillemets. Vacances pour eux, pas pour moi. Éreintantes. Paraît-il qu’il faut que je me repose. C’est loupé. Impossible.
J’arrive à la quatrième injection d’EPO. Ce produit miracle pour certains cyclistes devrait débloquer mon compteur de globules rouges d’ici peu. À condition que ça fonctionne. Une chance sur deux. Avec ma veine, je ne sais dans quelle catégorie je dois m’imaginer.
Les journées sont longues, très longues, trop longues. Elles se ressemblent comme autant de gouttes d’eau. Moi qui déteste les rituels, je suis servi. Tu prends une feuille de papier calque, tu traces une de mes journées dessus et tu as mon programme pour le mois à venir, au minimum. »
Fin octobre 2012
« Toujours aussi volontaire pour me caler devant mon clavier. Manque de motivation. Manque d’énergie. Depuis mon dernier billet, j’ai dû passer par la case transfusion. Chute du taux d’hémoglobine. Transfusions avec un « s »… car coup de fièvre lors de la première. Le taux est remonté.
Ça y est, j’ai trente-deux dents depuis la mi-octobre. Le dentiste a fait de l’excellent travail. Impeccable. Première semaine avec prothèses plutôt coton. Du mal à mastiquer. Réapprendre à quoi servent les dents selon leur emplacement. Articulation périlleuse mais progrès rapides. On se dirait en atelier théâtre, rubrique vire-langues.
Les collègues sont adorables, je reçois leurs courriels très régulièrement. Nouvelles du « front », de ce front qui fut mon quotidien pendant des années, des décennies. Oubli ? Non, pas à ce point. Juste que les souvenirs ont tendance à s’estomper peu à peu. Pas gommés, juste raturés. J’ai du mal à imaginer mon retour. Plus très confiance en moi. Paraît-il que ça ira mieux une fois guéri, que je retrouverai l’intégralité de mes capacités intellectuelles. À voir !
Les journées s’allongent, en phase avec l’automne qui s’installe. Le ciel n’est plus si lumineux, le soir s’annonce tous les jours un peu plus tôt. Le soleil me manque même si je sors peu. Pas envie d’être dehors. Le regard des autres, probablement. Et le dedans me sort des yeux. Quatre, huit, douze, seize murs, qu’importe leur nombre, quand ils deviennent insupportables.
Saleté d’A.R.E.B. ! Ma bombe à retardement… Compte à rebours dont j’ignore le décompte. Elle pètera, pour sûr. Mais quand… J’ai ce maudit mécanisme enclenché en moi, quelque part, tapi, sournois. Je ne parviens pas à en distinguer le tic-tac. Sournois. Sournois. Sournois.
Elle me l’a dit deux fois. Très claire. Ça n’est pas ANODIN, c’est dangereux. L’hématologue de Lyon ne mâche pas ses mots. La langue de bois, elle ne connaît pas. La greffe est un moment extrêmement difficile à gérer. Six semaines, un long risque. Quelques phases critiques. Je dois l’envisager sans trop l’attendre avec empressement. Je vais déguster.
Bombe à retardement et compte à rebours. Hier, j’ai ouvert un nouveau fichier, sur ce thème. Ça m’occupe. Ça me défoule. J’évacue tous mes non-dits. Et il y en a à la pelle. Je parle peu. Je ne parle pas. Pas envie de raconter l’intérieur. Je me contente de ce qui se passe au dehors. Montrer des sourires. Montrer ce que les autres veulent voir.
La pluie a fait son apparition, le froid, c’est pour demain. Avant-goût d’hiver. Samedi, on change d’heure. Je m’en fiche. L’heure n’a plus d’intérêt pour moi. Quand tu ne bosses pas, la montre se prélasse loin du poignet. La date ? Un simple détail qui me permet de prendre conscience du temps qui ne passe plus comme avant.
Ce soir, vacances de Toussaint. Pas pour moi. Je n’accroche plus mes clés près de la porte. D’ailleurs, je n’ai plus les clés de l’école. Ça m’évite au moins une chose, c’est la déprime de début de congé.
Vacances, week-ends, mercredis, des mots qui sonnent creux, vidés de leur sens. Il m’arrive parfois de penser à mes collègues, à leurs élèves. Du genre : ils vont pouvoir souffler ; chouette, c’est l’heure. Pourtant, mes congés étant disproportionnés, je n’ai plus besoin de souffler. Ou du moins je n’ai de cesse de souffler.
Nous avons eu une bonne frayeur. Plus de chaudière depuis la fin de la période de chauffe du printemps. Un été sans travaux. Et puis le miracle. Changement express de l’équipement, juste à temps. La vague de froid est parvenue ici le jour où nous avons mis l’installation en marche. Le froid. Je ne l’ai jamais craint jusqu’à présent. Là, je le redoute.
Les courriels continuent à me parvenir. Quelques collègues sont très assidues. Les autres, plus de nouvelles. Tant pis, ou tant mieux ? Ce sont des détails qui permettent de connaître les vrais amis… J’ai même quelques anciens élèves qui tentent timidement de m’adresser des mails. Voire un coup de fil, ou une carte postale. Très plaisant et réconfortant. »
Novembre 2012
« Le temps passe. Vite, lentement. Irrégulièrement. C’est à la nuit tombée que mon ciel s’obscurcit. Chaque soir qui arrive chaque jour plus rapidement. Changement d’heure, hiver pointant son nez. La nuit tombe au dehors, la nuit tombe en dedans. Je déteste ce moment-là.
Dormir et oublier. À condition de trouver le sommeil. Il m’arrive parfois de le chercher un couple d’heures. Je monte me coucher de plus en plus tard. Au préalable s’abrutir devant la télé. Ça ne marche pas toujours. Alors je me glisse sans bruit sous les couvertures et je tourne et retourne indéfiniment des idées sombres dans mon esprit fatigué.
Les regards changent. On se lasse. Les mois ont passé, rien ne se produit. Ils s’interrogent. Ils attendent. Ils s’impatientent. Pourquoi ? Les regards changent.
Dans mon bureau, l’ordre règne. On se dirait dans un musée. Figé. Ici, on ne travaille plus, on ne crée plus, on végète. Je végète. Pas le moindre tas de feuilles à corriger. Aucune circulaire à lire d’urgence. Évanouis les tableaux de notes, le cahier-journal ; même le cartable a disparu.
Que me reste-t-il à présent ? Pas grand-chose. Quelques amis qui correspondent par courriel, quelques coups de fil, ma famille. Plus d’enfants, je dois les fuir comme la peste. L’école n’est plus qu’un souvenir. Douloureux. Pour eux, là-bas, la vie continue. Sans moi. La roue tourne. Je l’ai quittée comme un voleur. Deux jours pour se retourner, et au-revoir les enfants, les collègues.
Décembre approche, les jours se suivent toujours de la même manière… Rien de bien réjouissant. Je pense à Noël… Difficile. À cause de moi, nous n’irons pas à Gap. Je sais qu’il en coûte pour Jacqueline. Elle ne verra ni sa mère, ni son père. À cause de moi. Et je pense aussi à maman. Pas facile. Je vais lui proposer de descendre quelques jours à Gap avec Julien, quand il sera en congé. Pas grave si je reste ici.
Je n’aime pas les jours qui raccourcissent, ça me tape sur le moral. Le soir pointe son nez dès 16 h 30. Trop tôt. Pour peu que le ciel soit chargé, c’est encore pire. Je ne m’en rendais pas compte en classe. À présent, c’est clair comme de l’eau de roche. La nuit tombe, l’angoisse sourde. J’aimais les dernières heures du jour, je les déteste aujourd’hui.
Belle peur hier matin. Le réveil sonne pour Jacqueline, elle se lève. Je sommeille. Je me penche pour régler la sonnerie. Je me lèverai plus tard. En me retournant, je sens comme une humidité sous moi. Pyjama trempé. Je me lève d’un bond, j’éclaire. Horreur. Du sang, encore du sang, partout, sur le lit, sur moi. Je bondis à la salle de bains. Hémorragie, aucun doute possible. Je descends, Jacqueline change de couleur, le sang a coulé sur mes pieds. Coup de téléphone au médecin. Le temps de me passer un gant, de m’habiller et nous sommes dans son cabinet. Il est très inquiet. Auscultation : il souffle. J’ai un énorme abcès qui a claqué. Je n’ai rien senti. Le médecin joint l’hématologue immédiatement. Antibiotiques et prise de sang en urgence pour faire le point sur mes plaquettes. Pansement tout neuf… Je devrai le faire changer tous les jours par mon infirmière. La numération ne pose pas de problème : ouf ! »
Fin janvier 2013
« Pas la grande forme, surtout dans la calebasse. Les fêtes de fin d’année m’ont bien fatigué. Et puis la numération s’est affaiblie, au point qu’une transfusion a été nécessaire la semaine dernière. Du mieux, par la suite, mais pas complètement. Là, j’ai les résultats de ma prise de sang de début de semaine : en hausse, mais les globules rouges se déforment. Pas bon signe à mon humble avis.
Je vais être opéré de mon problème redondant et très infectieux au bas du dos. Vendredi prochain. Admission la veille. D’après l’infirmière du service, un quart d’heure d’intervention. Mon souci ? Six semaines de soins qui s’ensuivront. »
« B-à-Ret » (pour Bombe à Retardement)
« Six mois déjà… Six mois en forme de point d’interrogation, de points de suspension. Six mois bien tassés.
Le temps passe à sa vitesse. Rapide quand il s’agit de faire le point, lent quand il faut le vivre. Le temps passe, le temps a passé. Autrefois, il y a six mois, j’enseignais. Aujourd’hui, je végète.
J’aime la vie, je n’aime pas ma vie. Actuelle. Elle se nourrit de néant, de vide. Elle se construit sans fondation. Fragile. Instable. Je suis instable, je peux tomber à chaque instant. J’ai le vertige. L’abîme est insondable.
Six mois qui se comptent en semaines, en jours, en heures, en minutes, en secondes. On dirait une leçon sur les durées. Une leçon que j’aurais pu conduire devant ma classe. Ma classe ? Je n’ai plus de classe. Je ne puis même plus parler de mes élèves. Quels élèves ? Les anciens, tout au plus.
Je suis sur la touche. Je ne compte plus. Parfois, on me demande encore mon avis, un conseil. De plus en plus rare. Je n’y retournerai plus. Trop de contraintes. Trop de doute. Peu de chance, infinitésimale. Devant moi s’ouvre une voie de garage le long de laquelle j’attendrai que l’heure de la retraite sonne.
Les regards changent. Impatience. Mais qu’attendent-ils ? Que je crève ? Malaise.
Difficile de s’y retrouver. La situation n’est pas banale. Attendre. Aucune douleur. Presque aucun signe. À part cette fatigue, cet essoufflement. Pourtant, rien de très impressionnant. Je connais les risques. Défenses très faibles, peu de capacité à coaguler. Pas très parlant. Trop diffus.
Les jours passent, je décline. Rien à faire. Toute activité soutenue est hors de propos. Lire ? Pas plus d’une demi-heure, et encore. Mots croisés ? Même sanction. Écrire ? C’est encore pire, les idées me fuient, la réflexion s’inscrit aux abonnés absents. Soutenir un raisonnement devient mission très périlleuse.
Bombe à Retardement, compte à rebours. Le lent mécanisme est incontrôlable. Au mieux, on peut le ralentir, reporter de quelques temps l’échéance. Piqûres, transfusions. Et puis viendra le moment où la stratégie sera vaine. Il ne me restera que le grand saut, dans une chambre stérile. Saut éminemment périlleux, cela va de soi. Comment réagir ?
Marre de chez marre. Le temps passe mais rien ne bouge. Immobilité totale. Non pas que j’attende la greffe avec impatience, mais la passivité qu’implique ma maladie devient insupportable. Le compte à rebours égrène ses secondes trop lentement à mon goût.
Je n’ai pas réussi ma conversion. Le professionnel sur-actif que j’étais ne supporte pas le malade que je suis. Et ne supporte pas non plus le regard des autres. Je culpabilise du matin au soir, et parfois la nuit. L’impression d’être inutile. Ne servir à rien ni personne, un cauchemar pour moi. J’ai beau me creuser, je ne sais comment occuper ce temps qui se présente devant moi. »